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Hécatombe au matin

Manon Veaux et Julia Pons

Bordeaux (33), Puyvineux (17), France, 2020

Nous avons entamé une réflexion autour d’un sujet qui n’était pas évident pour nous au départ, au regard de notre travail plastique respectif. Comme nos sensibilités s’y rejoignaient, nous avons décidé de travailler ensemble. La première action dont nous avons convenu a été de correspondre par le biais d’un blog, en partageant à tour de rôle une illustration, une photographie et un texte par jour, avec l’ambition de comprendre ce sujet en profondeur et en relation avec notre situation actuelle de confinement. Cet échange nous a amené à produire une quantité d’objets qui nous ont permis d’inspirer le travail de chacune et de l’augmenter. La deuxième action s’est mise en place quand la correspondance est devenue difficile, en raison de la réalité du confinement que nous vivions seules dans nos appartements. « Hécatombe » semblait trop lourd à porter car nous n’avons pas réussi à mener à bien cette correspondance pendant un certain temps. Les visioconférences ont été le deuxième outil avec lequel nous avons travaillé afin de poursuivre notre projet. Elles nous ont conduit vers une réflexion plus profonde et plus personnelle du sujet et ont abouti à une seconde production d’images. Cet échange a donné lieu à une mise en parallèle de nos univers respectifs. Dans un premier temps, nous étions dans une dynamique de recherche autour du terme « hécatombe ». Il nous évoquait une notion importante : l’architecture. L’inscription de nos corps dans un lieu fixe et restreint laissait place à un imaginaire de l’extérieur qui disparaissait petit à petit et qui se transformait, entraînant des questions de reconstruction, de recomposition. C’est à partir de cela que nous avons choisi d’exploiter l’idée d’une destruction et d’une reconstruction en lien avec le souvenir, l’effacement et la fragilité de la mémoire. Nos images, à travers les couleurs, les gestes et les formes, tentent de les faire réapparaître. Nous essayons de créer des objets qui creusent et réfléchissent l’impression d’une impossibilité de vivre « comme avant », en écho à une phase de déconstruction profonde que nous vivons et que nous tentons par nos images de reconnaître. 

Manon

Dans son livre L’épuisement, Christian Bobin écrit : 

« Je n’ai jamais partagé ma vie qu’avec des compagnons d’une discrétion exemplaire sur ce point : du bleu léger éparpillé dans l’air, une plante accoudée à une fenêtre — et un miroir. Ce miroir est dans une maison qui n’est pas la mienne. Je vais parfois lui rendre visite. La lumière verte d’un arbre et l’ondulation de son feuillage se reflètent en sa surface. Je pourrais demeurer des heures dans la contemplation d’une telle image. Assis à un angle de la pièce, je vois l’arbre réel au travers d’une fenêtre et le même arbre dans l’étroit réceptacle du miroir. Cette seconde vue est celle qui me réjouit le plus, comme si rien n’avait lieu qu’à la condition d’avoir lieu deux fois : une première fois dans le réel obscur, une seconde fois dans mon esprit.».

En suivant cette idée d’une « seconde vue » que j’ai produit cette série d’images. J’ai d’abord réalisé des dessins avec de l’encre et de la peinture sur du tissu, avant de les déconstruire et de les recomposer à l’aide d’outils numériques. La texture du tissu permet d’obtenir des lignes et des aplats qui sont difficiles à avoir sur un support papier. Cette technique est imprévisible et amène une fragilité dans le trait qui m’intéresse particulièrement. Ces dessins ont ensuite fait l’objet d’une « transformation » numérique pour devenir des collages. Ils tendent vers une forme d’abstraction et d’étrangeté. Le processus de création de ces images fait écho à ce que peut nous évoquer le terme d’ « hécatombe » dans le sens où elles ont fait l’objet d’une décomposition et d’une reconstruction, avec la volonté de faire naître de nouveaux espaces et de nouvelles figures à partir d’éléments disparates.

 

Ces images abordent toutes des questions de lieux, d’espaces, qui oscillent entre une réalité plutôt anxiogène et un imaginaire emprunt de douceur et de nostalgie. Elles s’essayent à retranscrire une sensation que l’on aurait de notre environnement, plutôt qu’une compréhension de celui-ci, et découlent de réflexions et de ressentis en rapport avec l’état actuel du monde. Les espaces du dehors ont-ils une intériorité? Comment raconter les liens affectifs qui font notre attachement à certains lieux? Comment paysage mental et monde extérieur communiquent-ils? 


Ces questions ont été le moteur de mes recherches. Il s’agissait de penser des images en relation avec l’idée d’une mémoire physique, d’une mémoire des sens. Que nous reste-t-il des lieux et des espaces quand on ne les voit plus, sinon quelques souvenirs altérés par les sensations qu’ils nous ont procurés ? Je me suis évidement beaucoup inspirée de la situation dans laquelle nous sommes tous, confinés. Même si les espaces du dehors semblent lointains, absents parfois, ils existent plus que jamais par le prisme de nos récits et de nos souvenirs, comme des puzzles d’images brouillées par une mémoire incertaine.

*BOBIN Christian, L’épuisement, Paris, Gallimard, 2015.

Julia

Il s’agissait pour moi de produire un ensemble de photographies qui s’inscrivaient dans la continuité du travail réalisé en amont pour la correspondance. Cette production d’images s’est principalement construite autour du lieu dans lequel j’étais confinée (mon appartement) et de la place de mon corps dans ce lieu. J’ai pensé mon corps, comme objet occupant l’espace, élément à découper, tordre, changer de son apparence vivante. Comme matière mouvante qui joue avec l’espace quotidien. «Hécatombe» était alors floue et incertaine. Comme réponse je lui ai donné l’incertitude d’un corps qui se perd dans un espace solitaire, qui fait place à un vide rempli de questionnements. Qu’est-ce que je ressens face à la perte de repères, la perte de mon image à autrui? 

Le sujet s’est précisé, grâce au travail de Manon. Celui-ci m’a permis d’analyser et d’enrichir mon travail individuel. Les huit photographies que je présente sont d’abord une réponse aux huit illustrations que Manon à produites. Ces images pour moi ont été un reflet de la perte du souvenir, l’impossibilité de se remémorer des choses avant le confinement. La disparition et la réapparition se fait par les sensations, les couleurs et la ligne. 


Ma production est un travail sur la trace du corps. Élément changeant, en perpétuelle reconstruction face à la violence de la vie, face à la vie tout simplement. De même, je continue d’exploiter une esthétique liée à la pornographie kitsch. Le décor de certaines images est inspiré d’un univers porno gay. La disparition de mon visage et même de tout mon corps, qui se présente comme fantôme, présence déjà passée, montre aussi une appréhension quant au futur, incertain. Mais aussi une appréhension au passé qui semble s’effacer par la répétition des jours de l’enfermement du corps dans un espace plus ou moins grand.  Je pense que mon travail est très grandement inspiré par les portraits travesti de Duchamp, Michel Journiac, Andy Warhol, Claude Cahun et Francesca Woodman.

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