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la cité

Une sécession, une sé-cité

Nous invoquons Ver Sacrum, le « Printemps Sacré », ce rite issu de l’Antiquité pendant lequel les jeunes gens sont invités à partir de la cité pour fonder la leur. Une « génération Thunberg » se distingue au XXIe siècle, à l’image d’une adolescente engagée dans un combat climatique critiquée par ceux que l’on appelle les « Ok boomer », qui ont connu les débuts d’une société d’abondance merveilleuse. La plupart d’entre nous ne voyons plus l’intérêt de se tuer à la tâche lorsque le confort a été atteint et ne pensent qu’à le redistribuer pour pallier la pauvreté qui persiste ailleurs.

 

Cette société productiviste et consumériste participe pour beaucoup à l’endormissement du peuple : donner une activité 

« vitale » à accomplir nous occupe et nous détourne d’ambitions politiques et décisionnelles. Métro, boulot, dodo : est devenu le schéma de vie de l’individu lambda. L’omniprésence et la pression du travail à travers la réussite pèsent sur les épaules de l’homme actuel. Nicolas Daubanes répond qu’il avait la « volonté de ne pas [s’]engouffrer dans le monde du travail comme eux [ses parents] avaient pu le faire* »  lorsqu’on lui demande pourquoi il avait choisi une vocation artistique. Nos conditions sont-elles acceptables, heureuses ? Le 15 janvier 2020, mille médecins présentent leur démission pour tirer la sonnette d’alarme. La productivité au travail vis-à-vis de la santé est inefficace, voire dangereuse. Le rythme capitaliste est trop soutenu pour le corps humain qui survit à coup de « doliprane et somnifère ». Si le service entier de la santé se porte aussi mal, les gens ne peuvent pas être bien soignés.

 

« Un corps machine (…) ne réclamant plus que des solutions techniques. Et c’est bien ainsi que répond une certaine médecine**».

 

Les industries pharmaceutiques nous embrouillent et s’imposent comme nécessaires à notre vie. À l’image de certains centres psychiatriques qui bourrent leurs patients de médicaments, plutôt que de fournir un accompagnement psychologique adapté. Combien de dépressions et suicides comptons-nous dans les entreprises à cause du travail ? Le traitement du corps en société et les représentations qui s’ensuivent en disent longs sur ce problème de productivité : la société souhaite que l’être humain aille plus vite que le rythme « naturel » du corps . D’ailleurs toutes les professions jettent leurs outils de travail, leurs blouses : « la réforme nous met à poil » disent-ils. Charles Dentzig analyse ce geste à l’image des soldats vaincus qui déposent les armes ; on rejette ce qui nous constitue et on met en doutes nos convictions. Comment créer notre propre cité ? Quels sont les interdits de la cité-société ? Quelle cité voulons-nous construire ensemble ?

 

La plupart d’entre nous a grandi à proximité d’une télévision ; nous avons tous accès à Internet et à son flot d’informations. Dans L’Atlas des crises et des conflits, Pascal Boniface confirme que l’avènement des courants de « pensée manifestante » actuels s’expliquent par un accès au savoir largement augmenté par l’intermédiaire d’Internet et par la diffusion d’une multitude d’informations quotidiennes dans les médias. Nous assistons tous les jours à de nouveaux conflits : le terrorisme, les violences policières durant les manifestations (cf. Les Misérables, réalisé par Ladj Ly, film sorti en 2019). Quelle est la place du corps et de l’humain dans la ville ? L’espace urbain est-il conçu pour tous ? Qui fait partie de cette cité ? Quelle est l’influence de la migration du corps dans la fondation de notre cité ?

 

« Toute fondation est liée aux questions de migration et d’exil : l’exil des hommes et le voyage des théories. L’histoire des migrations est celle de la grande histoire de l’humanité***».

Les métiers les plus physiques et pénibles bénéficient des salaires les plus bas et sont souvent réservés à une classe sociale pauvre, majoritairement constituée d’immigrés. Nous pouvons citer le travail de Santiago Sierra qui critique les conditions de travail des ouvriers. Il crée des pièces en collaboration avec les travailleurs, souvent réfugiés, de la sous-classe locale, ils sont payés pour effectuer des tâches dénués de sens : s’asseoir à l’intérieur d’une boîte en carton, ou encore pousser deux blocs de béton de plus d’une tonne. En concevant délibérément ces « emplois inutiles », il souligne la désarticulation entre ces travailleurs et leur tâche. Il montre le travail comme une condition imposée au lieu d’être un choix délibéré.

« Le corps du migrant maghrébin est rencontre et trace. Trace d’un passé et d’un présent. Un passé où le sujet est très valorisé par son corps. Un présent où il s’inscrit dans le social grâce à ce corps. Ce corps-là, il est lié à une condition sociale celle de l’ouvrier au chantier ou à l’usine****. »

« L’architecture moderniste (…) a été emplie d’esprits fonctionnels et hygiénistes, elle a été inventée pour pallier, créée pour répondre ; elle est aujourd’hui revue et corrigée. En effet, des décennies de vies ont démontré combien ces grands ensembles ont fabriqué ruptures et déceptions. Leur dégradation liée aux ans et à l’usure est aujourd’hui le prétexte à une remise en cause qui conduit souvent à la destruction. Peu à peu, les municipalités revoient et réorientent leur politique urbaine, remplaçant ces cités par des îlots plus petits, « plus humains ». Et souvent, à un premier déracinement succède un second : les liens qui se sont créés sont défaits, les personnes séparées. Malgré tout, les racines ont poussées ; dans le béton, elles ont pris*****. »

Étonnamment, on dit que la structure sociale semble aller de plus en plus vers des interdits et que nous sommes toujours au stade de conditionnement social et économique. L’état de conditionnement social s’appuie sur des constructions sociologiques normatives, des phénomènes de masse et semble nier toutes les caractéristiques qui font d’un individu un être unique et à part entière. Les artistes se positionnent à contre-courant de cette idéologie. Centrés sur des zones sensibles, nous mettons à profit ce temps pour observer notre monde et ses dysfonctionnements. 


Les artistes questionnent le rapport entre individualité et collectif, localité et globalité. Lelio Ascensio traite de l’usure, l’usure d’une matière, l’usure par la répétition inlassable d’une gestualité, la pratique du skate s’apparente à cet épuisement du geste. L’artiste nous propose une matérialisation de cet épuisement par le portrait des figures qui ont marqué l’histoire de ce sport. Le processus de Johanna De azevedo traite d’une maladie : cette installation prends la forme d’une table de travail, sur laquelle sont positionnés des objets glanés restituant la perte de mémoire subie au cours d’une dégénérescence. Ces objets s’adressent à nous pour comprendre la complexité de ce mal. Le travail de Margot Frigière, au-delà de nous proposer une solution au contexte actuel, nous amène à questionner la distanciation sociale ou comment « sauvegarder des populations et des écosystèmes ». La collaboration de Manon Veaux et Julia Pons parle d’une rencontre de deux pratiques distinctes : la photographie et le dessin et du rapport qui s’établit par l’échange manifeste de leurs maux. Elles ont communiqué, se sont soutenues, ceci est retranscrit dans leurs pratiques qui se sont nourries et enrichies l’une et l’autre. Cet échange personnel épistolaire donne lieu au blog à quatre mains. La proposition de Sara Nebra donne à voir les restes d’une cité anéantie avec, comme seule trace de leur passage, un empilement de décombres. Enfin, Maeva Chalvet capture avec éloquence une prolifération bactérienne sur un morceau de pain. Elle nous fait constater une beauté dans la laideur et considère cette bactérie, en constante évolution, comme une personnification du temps qui passe.

*DAUBANES Nicolas et BLANCHET Christine, Les mains sales, 2017, galerie Maubert, Paris, Extraits de l’entretien « La fureur de vivre », La vie de rêve, Chapelle Saint-Jacques – centre d’art contemporain , Maison Salvan, Labège, 2016.

**ATTIA Kader, Les racines poussent aussi dans le béton, Mac Val, exposition du 14 avril au 16 septembre 2018.

***Extrait choisi par Jalil Bennani dans Le corps suspect : Le corps du migrant face à l’institution médicale, 1980, Casablanca, Editions La Croisée des chemins, Essais sur le fond blanc, 2015.

****op. cit. ATTIA Kader.

*****ibid. 

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